Pourquoi éliminer le starets tsar ?

Grigori Raspoutine, le « moine fou », est un être humain dont la légende continue de faire parler d’elle, y compris en-dehors des frontières russes. 

Était-ce, comme l’ont prétendu certains, un espion ? Ou bien son influence sur la famille impériale était-elle le déclencheur du complot ourdit par le prince Felix Ioussoupov ? A l’occasion du centenaire de son assassinat, penchons-nous sur ce personnage et le complot qui mena à sa mort.

Qui était Grigori Efimovitch Raspoutine, avant d’être Raspoutine ?

Difficile de ne pas savoir qui il fut lors des dernières années de sa vie. La mainmise du moine sur la famille tsariste est aujourd’hui bien connue, et à l’époque sa présence était des plus pesantes au sein de la cour de St-Petersbourg. Mais son histoire, avant son arrivée au Palais Alexandre, est assez peu connue.

Selon toute vraisemblance, il s’agissait d’un moujik sibérien, vivant dans la partie orientale de cette région et marié, ayant eu cinq enfants avec sa femme : Mikhail et Georguiï (tous deux décédés en bas âge), ainsi que Maria, Varvara et Dimitri.

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Raspoutine entouré de ses enfants

Tout débuta quand le jeune Grigori Raspoutine, vers ses seize ans, eut la vision d’un ange, dans la campagne sibérienne. Il devint par la suite un assidu lecteur de la Bible, tout en alternant des périodes d’ascétisme et de frénésie sexuelle. En 1894 (il a alors environ 25 ans), le starets fait face à une apparition mariale, à la suite de laquelle il entame un long voyage de plus de dix mois, en direction du Mont Athos, en Grèce, sur lequel sont érigés près d’une vingtaine de monastères orthodoxes. Il reviendra chez lui deux ans plus tard, après avoir fait de nombreuses haltes dans divers monastères sur le chemin du retour.

Suite à cela débute une vie d’errances et de pèlerinages, durant lesquels certains supposent qu’il prit contact avec la secte des khlysty (les flagellants). Ces derniers, à la base un groupuscule religieux rejetant l’Eglise orthodoxe officielle, prônaient la victoire sur le péché par le péché, la débauche devenant ainsi un mal nécessaire afin de marcher sur le chemin de la rédemption. La prise de contact entre Raspoutine et cette secte n’est pas avérée, même si le starets prêchait durant son sacerdoce pétersbourgeois quelques préceptes proches des croyances khlysty.

Il fut remarqué à Kiev, par la grande-duchesse Militza de Monténégro, qui l’invita à Saint-Pétersbourg en 1903 (son arrivée dans la capitale eut lieu au printemps 1904), où il fit la rencontre d’Anna Vyrouvbova, la demoiselle d’honneur de la tsarine. A noter qu’un an auparavant, durant son voyage en direction de la capitale, il prédit la naissance du futur tsarévitch Alexis, lors d’une transe le prenant durant la canonisation de Séraphin de Sarov, l’un des saints des plus populaires de l’Eglise orthodoxe.

C’est en 1905 qu’il fit la rencontre de la famille du tsar, et fait immédiatement preuve de ses talents en matière de guérison pratiquement surnaturelle, puisqu’il parvient à améliorer la santé du jeune tsarévitch, même par téléphone !

Notons toutefois que l’un des traits du starets des plus frappant est sans nul doute son regard, un regard pénétrant qui, même capturé par la magie de la photographie, semble, à l’instar de celui de Mona Lisa, suivre son vis-à-vis, où qu’il se situe.

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A ce sujet, l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, Maurice Paléologue, témoignera de l’intensité de son regard de la façon suivante :

« C’était un regard à la fois pénétrant et rassurant, naïf et malin, fixe et lointain. Mais lorsque son discours s’enhardissait, un magnétisme incontestable s’échappait de ses pupilles. »

Un homme plébiscité

Ironie de la chose, Raspoutine était fort apprécié de pratiquement toutes les factions existant dans la Russie tsariste, ses assassins et une partie de la noblesse exceptés.

Les popes voient en lui le moyen d’échapper au synode sous tutelle de l’Etat instauré par Pierre le Grand en 1721, pour revenir au patriarcat tel qu’il était organisé auparavant, tout en espérant que ce starets pratiquement illettré permette au tsar de comprendre quelles sont les difficultés que traverse le peuple, et en particulier les moujiks.

Les milieux culturels et intellectuels fortunés pétersbourgeois, férus de spiritisme, occultisme et autres pratiques magiques, le voient comme le starets parfait : un homme du peuple doué d’une sagesse, voire de pouvoirs pratiquement divins. Aux yeux de la famille du tsar, c’est un ange noir qui sauve leur fils, atteint d’hémophilie, ou du moins le soulage de ses pires douleurs, même par téléphone !

Enfin, les bolcheviques eux-mêmes apprécient de savoir qu’un homme tel que lui est proche du pouvoir, soupçonné par certains d’être proche de la secte des khlysty. En effet, ces derniers sont, selon les mots de Vladimir Bontch-Brouevitch, le secrétaire de Lenine, des « ennemis farouches de tout ce qui émane des autorités [… et avec lesquels] un rapprochement tactique [serait fort avantageux] ».
Les sectes auront grandement participé à la propagande bolchevique, en faisant passer près de quatre tonnes de littérature de propagande en Russie.
Quant au personnage en lui-même, il est vu par les bolcheviques comme un héro, surnommé « Gricha », qui est, selon les mots d’Eugène Zamiatine (écrivain satirique) leur « compère qui est au pouvoir« . Du moins… Jusqu’à son trépas.

La mainmise du moine

Un poids pesant sur la Russie, c’était ainsi qu’il était toutefois vu par une partie de l’élite moscovite. Grigori Raspoutine et sa façon toujours plus insistante de se montrer indispensable auprès de la tsarine dérangeait. Indispensable car, semblait-il, seul capable de soigner le jeune tsarevitch Alexis, souffrant d’hémophilie.
Histoire de minimiser ses capacités, il est bon de rappeler que les curateurs de la cour voyaient en l’aspirine une véritable panacée, tout en ignorant, non pas à dessein semble-t-il, son effet anti-coagulant, donc aggravant dans le traitement des cas d’hémophilie.

Toutefois, le véritable poids de Raspoutine sur la politique russe n’est visible qu’à compter d’août 1915. A partir de ce mois-ci, le gouvernement intérieur est conféré à la tsarine par son époux. Hors, Raspoutine lui rend quotidiennement visite et lui prodigue de nombreux conseils. La tsarine lui fait tant confiance qu’elle le laisse s’occuper d’affaires sensibles, voire de questions concernant l’Empire. Il fait et défait ministres, conseillers et généraux, au point qu’au moment de son assassinat, il semblait impossible de savoir qui dirigeait l’Empire Russe : le tsar, ou le starets ?

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Raspoutine, la tsarine et la confidente de cette dernière

Avant son meurtre, tout avait été fait pour éloigner Raspoutine de la famille impériale, y compris relater les secrets de Polichinelle courant sur sa personne : sa débauche exacerbée, les nombreux scandales l’entourant et bien entendu, son alcoolisme. Rien n’y fait, et les personnes qui se plaignent de lui à la tsarine sont écartées de la cour, rejetées. En effet, le starets avait assuré à cette dernière qu’il était capable de prendre sur lui les péchés de l’humanité et à s’en purifier grâce la débauche, rejoignant en cela les croyances khlysty, renforçant les rumeurs courant sur son appartenance à cette secte.

Une présence gênante autant qu’effrayante

Son influence est telle qu’il effraie les forces membres de la Triple Entente, qui le perçoivent comme un espion à la solde des Allemands. Leur grande crainte est qu’il parvienne à faire retirer les troupes russes du Front de l’Est, ce qui laisserait aux Allemands la possibilité de concentrer toutes ses forces sur l’Ouest.

En effet, et avant même l’entrée en guerre de la Russie, Raspoutine était la voix du pacifisme. Il redoutait notamment une intervention militaire, qui verrait l’Etat réquisitionner les récoltes des paysans. De plus, alors que les Juifs étaient les coupables désignés des défaites de l’armée impériales, considérés comme « des Allemands de l’intérieur », et faisaient l’objets d’une nouvelle chasse aux Juifs, il intervient auprès du tsar afin de faire cesser les persécutions.

Mais c’est surtout les rumeurs courant sur sa prétendue appartenance, ou sa manipulation par l’Allemagne qui faisaient frémir ses détracteurs. De sa position auprès de la tsarine, il pouvait servir d’intermédiaire entre elle et l’Empire allemand. Couplé à ses dons en matière d’hypnose, il était un danger potentiel aux yeux des forces de la Triple Entente.

C’est une des raisons qui expliqueraient pourquoi Oswald Rayner, officier au SIS, se trouvait sur place lors de l’assassinat de Raspoutine : s’assurer que ce dernier ne causera plus de problèmes à la Triple Entente.  Certains ont même suggéré que Felix Ioussoupov était lui aussi un agent des britanniques, laissant entendre que le complot avait été dirigé depuis la Grande Bretagne.

La dernière nuit de Raspoutine

Il est onze heure quand, au Palais Ioussoupof, les préparatifs des conjurés s’achèvent. Le lieutenant Soukhotine, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le député Pourikevitch, le docteur Stanislas Lazovert et Oswald Rayner (dont la participation au complot fut gardée secrète à l’époque) montent à l’étage et diffusent une musique enjouée : Raspoutine est attiré au Palais Ioussoupof par le prince homonyme qui, jouant sur l’appétit sexuel quelque peu dévorant du starets, lui avait fait miroiter une entrevue avec sa propre épouse (qui se trouvait en réalité en Crimée au moment des faits), Irina Alexandrovna.

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Irina Alexandrovna en 1913

Cette dernière était supposée être retenue par des invités, à l’étage, d’où la musique et un restant de festin  au sous-sol, afin que Raspoutine ne se doute de rien. Sur la table sont disposés ses gateaux favoris, dont une partie fut empoisonnée au préalable au cyanure de potassium, et du vin, empoisonné lui aussi.
A minuit et demie, Ioussoupof vient chercher sa victime et l’emmène en grand secret dans son palais : l’entrevue entre Raspoutine et Irina doit absolument être couverte par le sceau du secret.

Le starets, conduit par son hôte, entre dans le palais et est invité à se rafraîchir. Raspoutine rechigne au départ, arguant que « les gâteaux et le vin sont trop sucrés », avant de céder de son propre chef. Le cyanure de potassium est un poison violent, pratiquement instantané et le docteur Lazovert avait assuré qu’il avait injecté dans les pâtisseries une dose capable de tuer un éléphant. Raspoutine boit et mange, sans sembler affecté d’une quelconque façon. Avisant une guitare, posée contre un coin de la pièce, il demande à Ioussoupov d’en jouer pour lui. A 2h30, le prince va rejoindre ses complices, prétextant aller chercher son épouse. En lieu et place, il emprunte le revolver du grand-duc Dimitri et retourne abattre le starets, d’un tir à bout portant.

Ses complices viennent, Raspoutine est au sol, agité de violents spasmes. La crise prend fin, Lazovert prend le pouls et annonce que la balle a traversé le coeur. Raspoutine est mort, les conjurés remontent à l’étage afin de discuter de l’avenir de la Russie. Malgré cela, Ioussoupov est inquiet. Il redescend, prend le pouls du starets. Ce dernier ouvre un œil et se jette sur son assassin, tentant de l’étrangler. Le prince parvient à se défaire de son assaillant et prévient les autres conjurés, tandis que ce dernier, en rampant misérablement, parvient à atteindre la porte donnant sur la cour du palais, et à l’ouvrir, avant de s’enfuir. Pourikevitch le poursuit et lui tire dessus à quatre reprises, mais seules les deux dernières parviennent à leur cible. Le starets titube quelques instants et s’écroule.

Selon toute vraisemblance, Oswald Rayner s’approche à son tour et tire dans le front de Raspoutine, à bout portant. Les conjurés lui remettent les chaussures aux pieds et l’enveloppent dans son manteau, puis, Serguei Soukhotine et Dimitri Pavlovitch le portent jusqu’à l’ile Petrovski. Là, ils le jettent dans un trou pratiqué dans la glace, pendant que le prince Ioussoupov et Pourikevitch, au palais, font disparaître toute trace de l’événement.

Le corps de Raspoutine, après avoir passé trois jours dans les eaux de la Neva.
Le corps de Raspoutine, une fois sorti de la Neva.

Son corps sera retrouvé trois jours plus tard et autopsié très rapidement. Le rapport d’autopsie n’a jamais été publié, toutefois, des éléments obtenus par les témoignages des personnes l’ayant consulté laissent à supposer que l’impact des balles fut mortel, contrairement à la croyance populaire selon laquelle Raspoutine périt noyé. Il s’agit d’un mythe tenace, né après la supposée découverte d’eau dans les poumons du starets lors de l’autopsie.

Il est difficile de savoir s’il possédait réellement ses prétendus pouvoirs mystiques, ces derniers n’apparaissant guère à l’autopsie, mais sa menace à l’encontre de la famille Romanov, qu’elle soit fictive ou réelle, a porté ses fruits : deux mois plus tard, la Russie tombait dans les mains des bolcheviques.

L’héritage de Raspoutine

Etant donné l’influence du starets, et sa place au sein de la famille du tsar, l’histoire ne l’oublia pas, et sa légende a durablement marqué la culture mondiale.
Dès 1917, Herbert Brenon réalise un film sobrement intitulé La Chute des Romanoffs, et qui est considéré comme étant le premier film traitant de la Révolution russe.

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On peut compter plus de vingt-cinq productions cinématographiques et télévisuelles le mettant en scène. Les groupes de musiques s’emparent eux aussi du personnage, l’un des titres des plus connu étant Rasputin, de Boney M, qui porte foi aux rumeurs (infondées) d’une liaison entre le starets et la tsarine.

La littérature et les jeux vidéos le mirent aussi en scène, le dépeignant assez souvent comme un personnage machiavélique et manipulateur.

Toutefois, il est aussi connu pour sa prophétie à l’intention du tsar, contenue dans une lettre dictée quelque temps avant sa mort :

« […] Je laisse derrière moi cette lettre à Saint-Pétersbourg. Je sens qu’avant le 1er janvier je ne serais plus de ce monde. Je voudrais faire savoir au peuple russe, à Papa et à la Mère des Russes (le couple tsariste, NDLA), aux enfants, à la terre de Russie ce qu’ils doivent comprendre. Si je suis tué par des assassins communs, et en particulier par mes frères les paysans, toi, tsar de Russie, ne crains rien, demeure sur ton trône et gouverne, et toi, tsar de Russie, tu n’auras rien à redouter pour tes enfants, car ils régneront durant des siècles sur la Russie. Mais je suis mis à mort par des boyards ou des nobles, et s’ils font couler mon sang, leurs mains demeureront à jamais souillées, et durant vingt-cinq ans, ils ne parviendront pas à le faire disparaître.  Ils quitteront la Russie. Les frères tueront les frères, ils se haïront l’un et l’autre et, durant vingt-cinq ans, il n’y aura plus de nobles dans ce pays. Tsar de la terre de Russie, si tu entends le son du glas qui t’avertira que Grigori a été tué, sache cela : si ce sont tes parents qui ont préparé ma mort, alors aucun membre de ta famille, c’est-à-dire aucun de tes enfants ou de tes parents ne survivra plus de deux. Ils seront tués par le peuple russe. »

Sa prédiction se réalisera : dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, sur ordre de Iakov Sverdlov, Iakov Iourousky, leur geôlier, exécute la famille Romanov et leurs quatre serviteurs, à savoir Anna Demidova (femme de chambre), Ivan Kharitonov,  (cuisinier), Evgueni Sergueïevitch Botkine (médecin) et Alekseï Egorovith Trupp (valet de pied).

Antoine Barré