Le Mal et la sexualité

La sexualité, dans la fiction, semble être une des nombreuses façons de départager les protagonistes et les antagonistes. Toutefois, il est à noter qu’un même schéma se dégage de  la description des rapports sexuels des différents personnages, contribuant à la mise en place d’un cliché tenace.

[A noter que cet article est une série de réflexions de la part de l’auteur, issu de ses lectures]

Au commencement

Tout débuta tandis que je lisais le premier volume de Nécroscope, écrit par Brian Lumley. Un Nécroscope, c’est une personne capable de converser avec les morts, un peu comme un Nécromancien, en fait. Sauf que les deux disciplines sont fondamentalement différentes : la Nécroscopie est un don, la Nécromancie, un savoir. Et pour pratiquer la Nécromancie, il est nécessaire de désacraliser le corps du macchabée pour lui arracher ses secrets (au sens littéral du terme) . Entendons par-là que le Nécromant est obligé de détruire le corps de la personne qu’il interroge à mains nues, de briser les côtes, les poumons, le cœur, etc… Quand le Nécroscope a tout simplement besoin de s’asseoir près d’une tombe pour converser avec un défunt et apprendre auprès de lui.

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Boris Dragosani pratiquant la Nécromancie

Dans le récit de Brian Lumley, son héro (Harry Keogh) est un Nécroscope, tandis que l’antagoniste du premier volume (Boris Dragosani) est un Nécromancien. Le premier est apprécié par les morts, car il leur permet de tromper l’ennui et la monotonie du trépas, tout en partageant avec lui leurs connaissances, sachant ainsi qu’elles ne seront donc pas perdues à jamais. Le second, par contre, est détesté, haï par les défunts puisqu’il profane leurs corps pour découvrir leurs savoirs.
On a donc deux personnages, aux capacités proches, mais chacun défini à un spectre opposé à l’autre.

A priori, vous vous demandez quel est le rapport avec le titre de cet article. Et vous avez raison, c’est pourquoi j’en viens aux faits. Les deux personnages, Harry Keogh et Boris Dragosani, vont vivre leurs premières expériences sexuelles dans ce premier volume, chacun sous la « gouverne » d’un mentor. Mais c’est là où les choses diffèrent : Harry va avoir l’appui d’un grand libertin du XVIIème siècle (si je ne m’abuse), tandis que Boris sera « contrôlé » par son professeur en nécromancie : Thibor Ferenczy, Vampyre de son état, celui qui donna son surnom à Vlad l’Empaleur tout en se vantant d’avoir forcé plus d’une centaine de femmes… Bref, tout un programme.

Et, bien entendu, la description de ces premiers rapports diffère grandement : là où Harry Keogh va emmener sa petite amie au 7ème ciel (je dirais « littéralement » s’il avait pu installer un moteur de fusée sous son lit), la partenaire de Boris reste marquée par cette étreinte, et il est sous-entendu qu’elle fut pratiquement violentée, au point où le Nécromancien s’en prend ensuite à son professeur en lui demandant si cette agressivité était nécessaire (ce à quoi il répond peu ou prou : « Oui. »).

Je ne suis pas choqué aisément, ayant lu Sade, j’ai eu un aperçu assez détaillé des bas-fonds dans lesquels l’être humain peut plonger afin d’assouvir ses pulsions. Toutefois, la présence de ces scènes m’a interpellé. Était-ce réellement nécessaire de démarquer ainsi les protagonistes, alors qu’ils sont tous deux décrits comme des opposés et interprétés comme tels par le lecteur ?

Non. Mais cela permet de les différencier plus encore, et force le lecteur à ressentir une certaine antipathie envers Dragosani. Dans le second volume, Vampyri, la sexualité est à nouveau usée dans une forme violente par l’antagoniste, Yulian Bodescu, ce dernier s’en servant pour mettre sous son emprise sa cousine et sa tante (voire sa propre mère, si les sous-entendus sont clairs). A nouveau, l’on peut se demander si cela est réellement nécessaire. La réponse est une nouvelle fois « non ». Cela sert juste à montrer à quel point l’antagoniste est mauvais, tout en usant d’une déviance sexuelle qui n’est pas admise dans les canons moraux de notre société.

Jusqu’où va le terrier

A la suite de ces lectures, je me suis posé la question : a quel point la sexualité était-elle représentée dans la fiction, notamment afin de souligner les travers des antagonistes ? En fait… Assez souvent, notamment dans les genres littéraires Fantastique, Fantasy ou de Science-Fiction. En effet les auteurs, jouant sur le fait que les différents personnages représentés sont totalement fictifs, ont parfois tendance à exagérer certaines scènes, quitte à partir dans les extrêmes les plus sordides.

[L’auteur de ces lignes n’échappe pas à cela, puisque dans la Partie 4 de Rédemption, Lust, membre de la Ghost Division et donc faisant partie des antagonistes du récit, torture et massacre un officier britannique durant leur étreinte.]

Comme je l’ai dis, la sexualité est souvent utilisée dans la fiction afin de montrer jusqu’où un antagoniste peut aller dans l’immoralité, puisque c’est l’occasion de surenchérir. La série L’Épée de Vérité, de Terry Goodkind, donne un assez bon aperçu de cela. Les Mords-Siths, par exemple, dans le premier volume des antagonistes puis des alliés de Richard Rahl à partir du second volume, sont brisées à trois reprises de façon psychologique lors de leur formation, notamment par l’usage du viol, qu’elles le subissent, ou bien qu’elles y assistent tandis que c’est un membre de leur famille (en l’occurrence leurs mères) qui y est exposé.

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Par la suite, il est fortement sous-entendu qu’elles usent d’une forme alternative (et fort violente) de la domination sexuelle afin de parvenir à leurs fins, c’est-à-dire le « dressage » d’êtres humains.

Toujours dans le cycle de L’Épée de Vérité, deux des principaux antagonistes sont eux aussi décrits ne pouvant se satisfaire que dans la violence de leurs rapports : Darken Rahl, qui viole et tue (tout en partageant cette caractéristique avec de nombreux autres Rahl, dont deux de ses enfants…), et l’Empereur Jagang, qui impose des rapports, ou des humiliations sexuelles, aux Sœurs de l’Obscurité venues le rejoindre.

La violence sexuelle, dans la fiction littéraire, est une façon de faire éprouver au lecteur une antipathie pure envers les personnages capables de s’abaisser à de telles extrémités.
Parmi les sévices les plus courants infligés lors d’actes de torture, on remarque la présence du viol. Ce dernier a (malheureusement) prouvé son efficacité : souillure, rejet, blessures autant physiques que mentales, les victimes n’en ressortent jamais indemnes et sont durablement brisées. Il s’agit d’un moyen de dominer sa victime et la rabaisser. Tout au long de L’Épée de Vérité, bien des personnages, protagonistes comme antagonistes, sont menacés à plusieurs reprises de viol, ou bien en font les frais, quand bien même cela n’est qu’exprimé.

Toutefois, on peut opposer à l’exemple de L’Épée de Vérité le personnage de Dracula, dans le roman épistolaire du même nom. Hors, en réalité, il s’agit de l’exception qui confirme la règle. Le personnage de Vlad « Tepes » III Basarab Draculea, dans le roman d’Abraham Stoker Junior, est assez intéressant dans son écriture. En effet, le récit est construit autour d’une certaine sensualité présente dans les rapports entre les personnages… On peut notamment prendre en compte les efforts de Van Helsing et de ses compagnons cherchant à préserver au plus longtemps la vie de Lucy Westenra en lui offrant volontiers leur propre sang. Et pourtant… Si l’adaptation cinématographique de 1992 (réalisé par Francis Ford Coppola) montre une certaine romance se développant entre Mina Harker et Dracula et atteignant son paroxysme lors d’une scène où l’érotisme se mêle à la sensualité…

… Dans le roman, la scène est bien plus sordide, jugez-en plutôt :

« Sur le lit près de la fenêtre gisait Jonathan Harker, le visage congestionné, la respiration pénible, comme s’il était dans un état d’hypnose. Agenouillée à l’autre bout de l’autre lit, le plus près de nous, la silhouette blanche de sa femme. A côté d’elle se tenait un homme […]. De la main gauche il tenait les deux mains de Mrs Harker et les écartait le plus possible du corps ; de sa main droite, il lui avait saisi le cou, obligeant son visage à se pencher sur sa poitrine. La chemise de nuit blanche était éclaboussée de sang et un mince filet rouge coulait sur la poitrine dénudée de l’homme. La scène présentait une terrible ressemblance avec une scène plus familière – par exemple un enfant que l’on oblige à avaler un brouet qu’il n’aime pas. »

Difficile de ne pas faire d’amalgame avec un rapport sexuel oral forcé : Dracula assujettit sa proie, en l’occurrence Mina, l’empêche de se mouvoir et la plaque contre lui, tandis que ses yeux « brûlaient d’une terrible passion« . La jeune femme, à l’inverse, est dégoûtée par l’acte auquel elle est forcée, et effectue un véritable rejet à l’encontre d’elle-même quelques minutes plus tard, en se rendant compte qu’elle a souillé de sang la chemise de son époux :

« Impure ! Impure ! Je ne puis plus le toucher, ni l’embrasser ! Quelle horreur : être à présent sa pire ennemie ! Celle qu’il doit à présent craindre le plus au monde ! »

L’étreinte que Dracula a ainsi imposé à Mina est toute aussi violente et brutale que celles de Boris Dragosani, Darken Rahl et encore bien d’autres antagonistes.

Et la parité ?

Et oui, il n’y a pas que des hommes qui font office d’antagonistes dans la fiction littéraire, les femmes ont aussi droit à leur représentation. Mais leur traitement diffère quelque peu.
Les hommes sont décrits majoritairement comme violents, voire au comportement pratiquement bestial. A l’inverse, les femmes sont perçues comme des manipulatrices, des séductrices jouant de leurs charmes afin de parvenir à leurs fins.

Milady de Winter, dans Les Trois Mousquetaires, est un assez bon exemple de ce genre d’écriture de personnage.

Gaby Sylvia dans le rôle de Milady de Winter
Gaby Sylvia dans le rôle de Milady de Winter

Tout au long de l’histoire, elle est perçue comme l’archétype de la femme fatale (celui revenant le plus souvent quand on traite d’un antagoniste féminin), au sens strict du terme puisqu’elle mène John Felton et Buckingham à la mort, manipulant le premier en lui contant une sordide histoire de mœurs concernant le second. On en apprend beaucoup sur sa carrière criminelle, marquée par la séduction et la mort de ses amants, qu’elle les ait poussé au suicide ou bien qu’elle les ai tué de sa propre main (deux d’entre eux, outre Athos, sont connus). Sa féminité est sa meilleure arme : croqueuse d’hommes, elle les mènes à leur perte tout en leur faisant miroiter ses charmes.

Cette différence de traitement entre les sexes peut résulter de l’idée répandue que les femmes sont, contrairement aux hommes, des roses fragiles… Mais hérissées d’épines et en réalité aussi dangereuses que des serpents.

En fin de compte…

La majorité des auteurs vont chercher à distinguer les héros de leurs adversaires en jouant sur un « effet-miroir », c’est-à-dire que leurs motivations, leurs caractères, voire leurs physiques vont s’opposer en tout point.

Or, le sexe est perçu comme la quintessence de l’intimité, à un point confinant pratiquement au sacré. De nombreuses religions ont un avis particulier et tranché sur la sexualité, tandis que de nombreux contes mythologiques tournent autour de la sexualité (#TeamZeus). Cela n’est pas qu’une étreinte passionnée entre deux êtres, c’est aussi la création de la vie, la création passant par la femme. Le fait de mettre en place des antagonistes possédant une sexualité violente, c’est présenter une profanation de cette intimité sacrée et, dans le cas où l’antagoniste est une femme, c’est l’instrumentalisation d’un élément sacré intrinsèque à elle-même.

Antoine Barré
(Je remercie Jigsaw et Aela pour la relecture)