Marchés publics : le labyrinthe de la transparence

Souhaitée par le gouvernement, dès son arrivée en 2012, la transparence est censée s’appliquer à tous les domaines de la vie publique. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la publication des listes de marchés publics conclus, le citoyen fait face à une jungle administrative dans laquelle il est difficile de s’y retrouver. Data.gouv.fr, PLACE, BOAMP, site propre aux administrations… Autant de possibilités de publication offertes aux entités d’achat. Autant de moyens de perdre le citoyen.

La transparence. Mot souvent utilisé par la classe politique ces dernières années et le cheval de bataille du candidat/président François Hollande depuis 2012. Celui qui s’est présenté à l’époque comme un « président normal », a voulu placer ce concept au coeur de la vie politique de notre pays. Un argument de vente qui a su séduire les français au printemps 2012, et dont les premiers acteurs ont été les représentants de l’Etat. Salaires, notes de frais, déclarations de patrimoine… La transparence des ministres fût au coeur des débats pendant plusieurs semaines, Jérome Cahuzac s’en souvient.

Après avoir réglé ses problèmes internes, le gouvernement a souhaité faciliter l’accès des citoyens à l’océan administratif français, dans lequel nombre d’entre nous nagent littéralement quand il s’agit de s’y retrouver. Ainsi, dans “les 60 engagements présidentiels de François Hollande » le gouvernement « s’est résolument engagé en faveur de la modernisation des services publics en ligne et de l’open data ».

Hourra ! Mais ça veut dire quoi concrètement ?

« Une nouvelle version du portail internet des données publiques, data.gouv.fr, a été lancée fin 2013 : il regroupe des « données d’intérêt général », permet aux administrations de partager un nombre inédit de données (comptes des partis et groupements politiques, subventions allouées au titre de la réserve parlementaire, liste des marchés publics conclus, montant des impôts locaux par collectivité) et aux citoyens de les améliorer ». Plutôt clair pour le coup.
Donc, selon la promesse du Président, les listes des marchés publics conclus par l’administration doivent être mises en ligne sur une plateforme d’open data (données ouvertes), data.gouv, accessible à tous depuis 2011 : c’est ici !

Une précision de l’article 133  du code des marchés publics dispose que toutes les administrations de l’Etat passant des marchés publics « publient au cours du premier trimestre de chaque année une liste des marchés conclus l’année précédente ainsi que le nom des attributaires ». La possibilité est donc ouverte aux citoyens de s’intéresser aux dépenses publiques. Concrètement, de savoir à quoi sert leur argent.

Pourtant, les français n’ont pas accès à l’ensemble des marchés publics passés par l’Etat. Et pour cause, après vérification, il se trouve que le ministère de la Défense ne publie pas la moitié de ses listes de contrats !

Le rappel à l’ordre du Premier Ministre

L’article 133, datant de 2006, est l’un des seuls qui inclut le citoyen dans la vie des marchés publics. « Mis à jour » en 2011 par un arrêté en précisant le contenu, il devrait être reformulé au printemps 2016. Pourquoi ? Pour en redéfinir les contours, peut-être. Car si l’obligation existe, son non-respect ne fait pas l’objet de sanction. Alors, les entités d’achats publient-elles leurs listes ?

Dans une circulaire du 31 juillet 2013, le Premier Ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault, a confié au Service des Achats de l’Etat (SAE) la mise en oeuvre de ses instructions concernant la transparence des marchés publics.


Un mois plus tard, le SAE explique dans son rapport que la transparence  est bien destinée  au grand public et qu’elle constitue une « politique essentielle » pour leur information. Elle précise, à cet égard, que l’article 133 « doit être respecté » et enjoint les administrations à utiliser la plateforme des achats de l’Etat (PLACE) mise en ligne par le gouvernement. Le SAE transmet ensuite les données à ETALAB, le patron de « l’open data » en France, qui les publiera elle-même sur data.gouv.fr. Ça se complique…

 

 

e3ceed89-8c91-4544-aa58-4bca6000ccb6

df39fc21-e071-4a69-9ca2-5c2e5e443add

« Les citoyens lambdas ne sont pas intéressés par les marchés publics « , précise Loïck Benoit, avocat spécialiste du droit public. Mais n’est-ce pas parce qu’ils en ont toujours été exclus ? A l’heure (déjà bien avancée) de l’internet et du partage de données, la France a sauté le pas depuis quelques années en mettant en place des plateformes de « big data » regroupant les dépenses et le budget de l’état.


Toujours d’après Loïck Benoit : « La dématérialisation est necessaire, ça fait des économies, et c’est sûrement plus pratique. Je ne dis pas que c’est un gadget. On dématérialise tout alors pourquoi pas les marchés publics. Mais je ne suis pas sûr que ce soit un gage de transparence ».

De la lumière à l’ombre 

Avant 2009, concernant le ministère de la Défense, tout était bien organisé et à disposition sur une plateforme gouvernementale nommée achats.défenseprenant la forme de petites boîtes dans lesquelles sont rangées les listes de marchés conclus, il était simple de tomber sur le document souhaité en moins de cinq minutes.

Capture d’écran 2015-12-01 à 17.02.33

Alors que chaque ministère disposait de sa plateforme, le gouvernement a voulu “simplifier” les choses : la PLACE voit le jour. “Réseau social » pour les administrations et entreprises, ces dernières peuvent communiquer, consulter le détail des appels d’offre et demander des conseils. Mais il est finalement choisi pour héberger les listes de marchés conclus et devient ainsi accessible aux citoyens.
Pour rappel, le SAE, qui administre la PLACE, siphonne ses données afin de les transmettre à data.gouv.

La PLACE est administrée par le SAE, dont l’un des buts est d’en siphonner les données afin de les transmettre à data.gouv. Les listes de marchés publics conclus y sont donc également référencées. Service géré par Etalab, data.gouv, qui a vu le jour en 2011, répond parfaitement à la volonté de transparence de François Hollande.

Surprise,  au cours des quatre dernières années, 35,2% des listes publiées par le ministère de la Défense ne sont pas identiques sur les deux plateformes (PLACE et data.gouv). Il existe un problème de «remontée des données »explique Laurence Audras, chef du département communication du Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Action Publique (SGMAP), « mais il y a une forte action pour que ces dernières soient mises à disposition de tous ».

Plus étonnant, dans 3/4 des cas, il y a plus de données sur la Place que sur data-gouv. Une incohérence de plus dans le travail du SAE.

Une aiguille dans une botte de foin

Le parcours du combattant commence. Premier obstacle : certaines entités sont placées dans les mauvais ministères de tutelles. Par exemple, sur la PLACE, le Cercle mixte de centre national d’entraînement des forces de la gendarmerie, rattaché au ministère de la Défense, ne publie aucune liste de marchés conclus et ce depuis 2011. Or, « pour les grands marchés de travaux, c’est le secrétariat général du ministère de l’Intérieur ou la direction générale de la gendarmerie qui gère les publications », analyse le responsable des achats de l’entité.   Deuxième obstacle : certains organes exposent leurs listes de marchés conclus sur leurs propres sites, comme la Douane. La Cour des Comptes également, mais elle le fait partiellement puisque seuls les contrats de l’année 2014 sont consultables. L’Assemblée Nationale, dont les listes étaient inaccessibles, a mis à jour son site après notre appel. D’après le code des marchés publics, les entités ont l’obligation de publier leurs listes de marchés conclus, mais la loi ne spécifie pas sur quel site. Si la circulaire du Premier Ministre privilégie la PLACE, le choix de la plateforme demeure. De quoi rendre De quoi rendre folles les personnes désireuses de chercher ces informations.

Le ministère de la Défense dans le viseur

Malgré l’obligation de transparence et les plateformes mises à disposition, le système n’est malheureusement pas limpide. Bon nombre d’entités n’ont publié ni sur data.gouv, ni sur PLACE entre 2011 et 2014 (Quartier Général du Cabinet du ministère de la Défense, Service de la Maintenance Industrielle Terrestre, Sous-Direction Budget Finances et Comptabilité…). Concrètement, sur les 213 entités d’achat du ministère de la Défense, 86 ne sont pas mentionnées sur data.gouv de 2011 à 2014. Sur la PLACE, ces mêmes recherches n’aboutissent qu’à un seul et unique résultat : « cette liste des marchés n’a pas encore été publiée ». 40% des acteurs hors-la-loi ? PLACE C’est plus compliqué que ça : cette absence de résultat ne se traduit pas systématiquement par un non respect de la loi. Ouf ! Certaines entités sont en effet regroupées dans une seule structure par souci de centralisation. Par exemple, les différents Groupements de Soutien de Base de Défense sont rassemblés par zones géographiques (Plateforme Achats Finances Nord-Est, Nord-Ouest, Sud-Est, Sud-Ouest, Centre-Ouest, Centre-Est et Ile-de-France). Alors pourquoi les mentionner sur la PLACE ? La non-publication de certains marchés  est également due au seuil légal fixé à 20 000€. Partant de ce postulat, les marchés inférieurs à ce montant ne sont pas nécessairement mis en ligne. « Notre administration est trop petite. De fait, la taille de nos marchés nous permet de ne pas les publier sur les plateformes adéquates », reconnaît un représentant du Groupement d’Intérêt Public École Navale. Pas très transparent tout ça… Qui dit ministère de la Défense, dit également contrats confidentiels. Comme le souligne Laurent Frölich, avocat spécialiste des marchés publics, certaines entités d’achat sont tenues à la loi du silence : « Il y a de nombreuses dispositions autour du secret du contrat, c’est le cas de la DGSE (Direction Générale des Services Extérieurs). Il n’y a rien de surprenant ». On notera cela dit que le ministère de la Défense publiait les marchés conclus par la DGSE sur son site achats.défense jusqu’en 2010. Depuis, plus aucune trace…

Hors des listes, hors-la-loi !

Outre ces cas particuliers, des incohérences demeurent. Les marchés d’Etalab (administrateur de data.gouv) ne sont pas clairement identifiables. Et ce, pour une raison «simple ». Par téléphone, Etalab nous a confirmé que ses publications dépendaient directement du Service du Premier Ministre. Or, ce dernier publie ses listes sans mentionner l’acheteur. Connaître les marchés conclus par Etalab devient mission impossible. Un comble ! Pour chaque entité dont les listes sont introuvables, reste à vérifier au BOAMP (Bulletin Officiel des Annonces des Marchés Publics) si elles ont passé des marchés au cours de l’année précédente. Le BOAMP, l’équivalent du Journal Officiel pour les lois, a mis en ligne en 2007 une plateforme pour que les administrations publient leurs avis d’attribution. Il a pourtant un talon d’Achille : la publication est obligatoire sur la plateforme uniquement pour les marchés conclus dépassant les seuils européens soit 90 000 € HT. De plus, une même entité peut être nommée de façon différente : soit par son acronyme, soit par son nom complet, avec ou sans espace (Office national des anciens combattant et des victimes de guerre / ONAC / Office national des anciens combattants). Le citoyen se transforme alors en aventurier Man vs Marchés conclus.

Aucune liste de marchés en 2010

On se rend compte que certaines entités ne publient pas de listes sur la PLACE ou data.gouv.fr alors qu’elles recensent des marchés conclus sur le BOAMP. Preuve que des marchés au-dessus du seuil requis de 90 000€ ont été passés. Preuve d’un non-respect de l’article 133. Cette fois-ci, aucune raison valable ne justifie ce manquement à la loi. Un membre du Service Historique de la Défense (SHD) avoue « ne pas avoir le temps de publier », avant de préciser « c’est une erreur de ma part mais je suis toute seule. Je m’en occuperais à la fin de l’année si j’arrive à trouver le temps ». A la Direction Centrale du Service de Santé des Armées (DCSSA), même chanson, aucune trace des listes. Pourtant, l’obligation de publication des listes s’applique forcément à cette administration qui a publié sur le BOAMP. Sur la PLACE, la rectification de la DCSSA ne sera faite qu’après un appel de notre part, mais seulement pour l’année 2014. Un élément qui témoigne d’une bonne volonté de l’administration mais également d’une mauvaise application de l’article 133. TableauÉtat de la publication sur les différentes plateformes avant rectification. Autre anomalie de taille, les listes de 2010 sont tout simplement introuvables. Il semblerait que la transition entre achats.defense.gouv.fr (http://www.achats.defense.gouv.fr/Marches-conclus-en-2010,109689) et la PLACE soit la cause de ce problème. Plus précisément, après recherche des listes de 2010 sur la première plateforme, un lien nous redirige vers la seconde. Une aubaine ! Sauf que la publication des listes sur la PLACE ne débute qu’en 2011…

Ces différents cas de figure ne facilitent en rien la compréhension du système par le citoyen. Ce dernier, dépourvu de carte et de boussole, se perd dans un dédale administratif.

    « Il n’y a pas grand monde qui y comprend quelque chose »

Malgré l’article 133, la loi n’est pas toujours respectée car non contraignante. La notion de transparence souhaitée par le gouvernement est en réalité toute relative : « L’administration est assez opaque, il n’y a pas beaucoup de domaines où l’on s’y retrouve. Mais ce n’est pas propre aux marchés publics, c’est tellement compliqué, il y a tellement de droits, de réformes successives qu’il n’y a pas grand monde qui y comprend quelque chose », souligne l’avocat Loick Benoit.

En d’autres termes, ces problèmes liés à la publication des listes de marchés conclus ne sont pas uniquement à mettre sur le compte des entités d’achat. La complexité du système relève davantage de la législation et du cadre initialement fixé.

Capture d’écran 2015-12-01 à 21.33.18


D’autant que « les entités n’ont aucun intérêt à ne pas publier les listes et à ne pas respecter l’obligation légale », ajoute Maître Benoit, avant de soumettre une alternative : « Si on veut la liste des marchés conclus par les entités, et qu’on ne les trouve pas sur les plateformes, on peut les demander aux administrations directement. Si elles refusent, il faut saisir la CADA (Commission d’Accès aux Documents Administratifs)». Ce qui peut prendre des mois. Sachant que les avis rendus par cette commission n’ont aucune valeur juridique.

Il s’avère que la difficulté de rendre les marchés publics accessibles à chacun réside dans un problème de délimitation de la loi. De fait, la circulaire du Premier Ministre ne permet pas aujourd’hui de faciliter l’accès à l’information des citoyens sur la commande publique.
A la veille d’une réforme en profondeur du code des marchés publics, prévue en 2016, les parlementaires seraient bien inspirés de repenser l’article 133. En redéfinir les contours législatifs offrirait enfin aux citoyens la possibilité de savoir ce qui est fait de l’argent qu’ils reversent à l’état. La transparence, c’est maintenant.

Enquête réalisée par : Sonia Donadey, Pauline Hélari, Grégoire Huvelin, Vincent Lécuyer, Paul Louis, Victoria Ouicher, Adèle Pillon et Simon Stéphan. En collaboration avec Jean-Marc Manach et Tatiana Kalouguine.

 

Marchés conclus et presse écrite : un enjeu économique
Pour les marchés conclus de moins de 90 000 €, il appartient à l’acheteur de publier la liste de ses marchés conclus sur le support de son choix, notamment dans la presse quotidienne régionale (PQR). Selon Aurélien Tourret, de la CANEVA, société de conseil et d’expertise sur les marchés publics : « ces publications représentent un revenu important pour la PQR ». Il s’agit donc d’un enjeu économique. Aujourd’hui, une partie des entités publie encore ses marchés conclus dans la presse.

Un site utilisant Réseau EFJ – Les blogs étudiants